VOX — Centre de l’image contemporaine

Vue de l’exposition _Embedded Versus Wildcat_, VOX, 2006. Photo : Michel Brunelle.
Crédits

Alain Declercq
Embedded versus Wildcat

2006.09.09 - 10.21

NINA FOLKERSMA

Le samedi 26 mars 2005, 15 h 30
Fête foraine sur le Dam, Amsterdam

Alain Declercq est en visite à Amsterdam, à l’occasion d’un événement consacré aux théories du complot. Il projette un court métrage et explique que le film auquel il travaille, Mike, traitera des pérégrinations d’un agent secret en quête de réponses aux questions soulevées par les événements du 11 septembre. […]

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Le vendredi 24 juin 2005, entre 11 h et 16 h
Rue Brulatour, chez Alain Declercq, Bordeaux

Tandis qu’il met la dernière main à son film dans un studio bordelais, Declercq reçoit la visite impromptue d’une délégation des brigades criminelles et antiterroristes françaises. Ils sont une quinzaine. Ils fouillent l’appartement qu’il occupe alors avec un ami journaliste, C.P. Les policiers trouvent un important matériel suspect : une notice sur Al-Qaida, des armes factices, des billets d’avion, des photocopies de billets de 500 euros, un polaroïd montrant un missile s’abattant sur le Pentagone, etc. Ils pensent être tombés sur une cellule secrète française d’Al-Qaida, qui entretient même probablement des liens avec le réseau madrilène, et engagent illico une procédure judiciaire contre Alain Declercq. Au cours de leurs investigations, ils butent à plusieurs reprises sur un certain « Mike ». Cinq heures d’interrogatoire ne seront pas de trop pour tenter de percer qui est ce Mike, et quelles relations Declercq entretient avec cet étrange personnage, absent de leurs fichiers. Declercq essaie d’expliquer qu’il s’agit d’une œuvre d’art, que tout cela est fictif. Qu’il n’est pas un criminel ni un terroriste, et qu’il exerce même dans un domaine qui aspire à s’adresser, ouvertement, à un public aussi large que possible… Declercq racontera : « Le problème c’est qu’à un moment, ils se sont mis à se demander si “artiste” n’était pas, justement, la meilleure et la plus rusée des couvertures – le moyen idéal de dissimuler des activités terroristes. À partir de là, évidemment, si on veut être convaincant, on a intérêt à bien s’accrocher. » Quand je lui demande si le dossier a été classé depuis, il laisse sa réponse en suspens. Sa maison, dit-il, serait toujours surveillée, et son téléphone sur écoute. Les colis qu’il envoie parviennent rarement à bon port. « Je n’ai vu que le sommet de l’iceberg, une quinzaine de policiers, un interrogatoire de cinq heures, un juge… mais je ne sais pas ce que cela cache ni ce qui s’annonce. »

Le même jour, entre 15 h et 16 h 10
77, rue Lamarck, appartement de C.P., Paris

Quelques heures après cette descente de police, C.P., l’ami journaliste, est prévenu par téléphone que son appartement a été cambriolé. L’effraction a été commise entre 15 h et 16 h 10. Un ordinateur portable et une caméra numérique ont disparu, alors qu’un lecteur DVD et un carnet de chèques qui traînait à vue sont restés à leur place. L’enquête officielle qui s’ensuit conclut à un manque de preuves d’un quelconque lien entre les deux événements.

La théorie élémentaire des complots vous l’apprendra : il n’y a pas de hasards. Dans cette façon d’envisager les choses, tout est lié. Il n’y a pas de faits simples ni de conséquences fortuites. Et tout a un sens. Voilà qui explique probablement le succès de cette logique (voyez le succès du livre Da Vinci Code, de Fahrenheit 9/11 de Michael Moore ou du dernier film de Theo van Gogh, 0605, à propos de l’assassinat de Pim Fortuyn). Les théories du complot donnent un aperçu assez fidèle de la réalité. Des réseaux terroristes invisibles et fugitifs? Des opérations douteuses ? Des informations cachées ? On en revient toujours à se demander à qui cela profite. Les puissants, les multinationales, les élites. On arrivera bien à prouver qu’il y a un méchant là-derrière, chaque détail, chaque anecdote et la moindre bribe d’information qui traîne finiront bien par en attester. C’est plutôt rassurant. Dans un monde qu’il est de plus en plus compliqué et difficile d’appréhender, la théorie des complots offre un schéma de compréhension simple, cohérent, donc séduisant.

Le jeudi 15 septembre 2005, 18 h
40, rue de Seine/ 2, rue de l’Échaudé, galerie Lœvenbruck, Paris

Un bureau à peu près réglementaire trône au milieu de la pièce. […] En face du bureau, un escalier mène au sous-sol. Là, dans une petite salle, on projette Mike, le dernier film d’Alain Declercq, tant attendu, et dont c’est l’avant-première.

Le film est fait d’images prises à la dérobade, montées comme un ensemble de rushes. La première partie se déroule quelque part au Moyen-Orient. Un groupe d’hommes s’agenouille en pleine rue, l’appel à la prière musulmane retentit par-dessus les toits, une Jeep fend le désert et traverse un camp de soldats. Nous voilà ensuite à Washington : des hommes en costume sombre s’affairent autour d’hôtels luxueux et des voitures diplomatiques glissent en rond au pied du Pentagone. Le film regorge de signes de reconnaissance dont la charge et la puissance suggestives s’affirment peu à peu. La dernière partie nous ramène en Europe : la foire à Amsterdam, un quartier de bureaux parisien, une base militaire américaine au sud de l’Angleterre. Tout est filmé par une seule et même personne, Mike, qui se dit agent de renseignements. De temps en temps il apparaît à l’écran et raconte ce qu’il a vu et entendu ce jour-là. Mais presque tout ce que Mike peut observer semble le conduire à une impasse. Du coup, bien des choses demeurent sans explication. En même temps, m’apprend Declercq, le film renferme d’abondantes informations codées. Presque chaque plan, chaque nom, chaque nom de code s’inspire de théories et de faits réels. Le film est un mélange de démonstrations et de spéculations qui sème la confusion. Mike est-il un agent secret, ou peut-être un terroriste ?… Où est la réalité, où est la fiction ? Ce qui est sûr, c’est qu’Alain Declercq, dans ce film, indique combien il est facile d’attiser l’angoisse et la méfiance par les temps qui courent. Et ce qui est encore plus sûr, c’est qu’il a pu mesurer, à son corps défendant, les conséquences de ses petites pérégrinations sur des sables politiquement mouvants. Mais n’oublions pas que l’artiste a produit une fiction. Il ne s’est pas laissé aspirer par la tendance à la paranoïa, ni par l’idée fixe que des forces obscures dirigent nos vies. Son jugement est sain : il est capable de douter de son propre doute. Son imagination lui donne la possibilité de raconter, d’après des faits authentiques, une histoire parallèle, d’aiguiller la réalité vers une alternative. Et il montre par là le potentiel critique et créatif dont la théorie des complots peut, elle aussi, se révéler porteuse.

Texte extrait d’un article publié dans Metropolis M, n° 6, 2005.