VOX — Centre de l’image contemporaine

Angela Grauerholz, _At Work and Play_,detail, 2008. Avec l’aimable permission de l’artiste.
Crédits

Angela Grauerholz
At Work and Play

2009.01.10 - 2020-12-31

At Work and Play est une expérimentation artistique d’Angela Grauerholz qui propose une façon nouvelle de naviguer à l’intérieur d’une archive comprenant plus de 4000 documents sur l’histoire moderniste, de visualiser, en temps réel, le parcours réalisé et de modéliser un palais de mémoire, à chaque fois unique.

VINCENT BONIN

Dans les années 1980, le travail d’Angela Grauerholz procède du déplacement subtil d’un répertoire de lieux communs de la culture visuelle moderne. Le brouillage des codes par l’acte photographique représente alors une tentative de mettre en sursis leur obsolescence. Avec Eglogue or Filling the Landscape (1995) et Sententia I to LXII (1996), ces loci sont appréhendés selon l’économie du document et le système des archives. Cette dernière installation marque la fin d’un cycle tout en annonçant la pratique récente de l’artiste, où se traduit un autre processus intellectuel afférent à l’organisation spatiale d’artefacts. Laissant momentanément de côté l’image fabriquée, Grauerholz intercepte désormais des matériaux documentaires hétérogènes (pages de catalogues d’exposition, articles de magazines, fragments de texte, manuscrits, etc.) qu’elle fait ensuite transiter vers l’espace imparti aux œuvres.

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Avec Salle de lecture de l’artiste au travail (2003-2004)1, elle façonne douze volumes servant de réceptacle à ce corpus. Chacun d’entre eux renferme une ou plusieurs rubriques thématiques sous lesquelles Grauerholz regroupe des objets contigus. Loin de reproduire des catégories encyclopédiques, ces rubriques dérivent d’une cartographie subjective de l’ensemble des documents accumulés.

Le visiteur les consulte dans un environnement qui reconstruit partiellement la Salle de lecture du club ouvrier de l’URSS d’Alexandre Rodchenko, présentée lors de l’exposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes de Paris en 1925. Grâce à cette scénographie, le visiteur découvre une constellation privée tout en partageant son expérience de lecture avec des pairs dans un lieu public. Adaptation de ce projet pour Internet, At Work and Play (2008) élimine la dimension tactile des pages, mais propose un mode de consultation plus complexe. Grauerholz décide d’exploiter la polysémie de l’hypermédia en multipliant les points d’accès au contenu de son corpus. Or l’arborescence de mots-clefs, qui permet d’indexer les matériaux numérisés, reste invisible. Cette infrastructure se conjugue cependant à une interface cognitive de verbes évoquant le travail de l’artiste. Ceux-ci oscillent entre la quête ou l’interprétation d’un objet et la pure dépense ludique (collectionner, construire, sentir, créer, écrire, penser, disparaître, exister, vaincre). Dans plusieurs occurrences, l’emploi du verbe comme catégorie redouble aussi le coefficient performatif de l’image elle-même.

Élément également présent dans l’installation de 2003-2004, la vidéo de l’interface principale monte bout à bout des films de famille super-8 (tirés de longs métrages narratifs hollywoodiens) et des extraits divers préfigurant certains motifs de l’œuvre. Le visiteur fait s’afficher le contenu du corpus lorsqu’il clique sur l’une des bandes verticales désignées par les verbes et striant les images en mouvement. Au centre du document, une grille de neuf cases permet d’accéder à des artefacts indexés sous les mêmes mots-clefs (la « grande » et la « petite » interface sont toutes deux composées d’un nombre égal de points d’accès). Afin de rendre fluide le passage d’un document à l’autre sans faire l’économie de leur provenance, les légendes se déploient uniquement en ouvrant une case dans la partie supérieure droite de l’écran.

Les liens thématiques que partagent ces documents sont souvent difficiles à cerner lors d’une première visite. Il faut donc fréquenter assidûment le corpus pour en dessiner les grands axes. Quelques échantillons glanés au fil de trajectoires croisées et d’indices cumulés semblent particulièrement prégnants. Un ensemble d’images inventorie les identités d’artistes des avant-gardes historiques. Le motif de l’atelier y figure paradoxalement comme un lieu d’ancrage de la subjectivité et un site de production industrielle signalant sa déperdition. Les portraits de groupe des membres de mouvements artistiques radicaux du début du XXe siècle (dadaïstes, surréalistes, etc.) réapparaissent également à la manière de leitmotive. Selon Grauerholz, ils évoquent un moment de collectivisme où la modernité culturelle coïncide exceptionnellement avec une utopie sociale réalisable. D’autres séries transversales d’images rendent perceptible le caractère soutenu des recherches de Grauerholz sur certains personnages (Aby Warburg, Ludwig Wittgenstein) et mythes fondateurs de cette modernité. Parallèlement à ce corpus de sources iconographiques, At Work and Play renferme plus de 500 citations tirées de textes littéraires et philosophiques, dont la lecture fragmentée produit l’effet d’un long commentaire polyphonique2.

Plusieurs documents font office de modèles du projet lui-même en indiquant vers des systèmes d’archives ou des collections. Grauerholz privilégie les parangons nés de l’imaginaire d’intellectuels et d’artistes du XXe siècle contournant les normes de classification institutionnelles (Atlas d’Aby Warburg, Time Capsules d’Andy Warhol, Livre des passages de Walter Benjamin, les boîtes de Marcel Duchamp, les matériaux des collages de Gilbert et George). Ce geste de constituer des constellations d’objets devient ici une mise en scène du cosmos à l’échelle humaine. Au XXe siècle, cette praxis a pour corollaire la tentative d’effacer les frontières entre l’art et la vie quotidienne selon le concept d’œuvre totale.

Toutes ces configurations sont elles-mêmes poreuses, car At Work and Play fait entrer en résonance l’univers de l’artiste et la culture au sens large. D’après Paul Ricœur, il n’existe pas de mémoire subjective sans une traduction discursive de son contenu. Nos expériences passées et présentes s’énoncent au moyen de références collectives. Les souvenirs individuels se manifestent grâce au langage partagé par une communauté de locuteurs3. Cité dans At Work and Play, l’auteur Christoph Wulf réitère ce postulat en affirmant que la vision du monde et l’image de soi se surdéterminent mutuellement4.

Le visiteur peut également prendre part à ce mouvement réflexif par la visualisation de sa consultation du corpus. Chacun des artefacts numérisés dispose d’un numéro unique qui lui confère une adresse dans l’arborescence de la base de données relationnelle. Tout au long du parcours, un schéma bidimensionnel donne à voir ces trajectoires tissées en temps réel. Passant au mode « construire », le visiteur cristallise alors ce paradigme sous la forme d’un objet assimilé au palais de mémoire. Les documents indexés se redéploient aussi dans un syntagme représentant les coordonnées spatiotemporelles de la « navigation » (positionnement dans la base de données, durée de l’« arrêt » sur l’image ou le texte). Cet objet dessine la part visible d’une architecture modulaire en cours d’édification, mais s’éclipse lorsque le visiteur choisit de recommencer ou quitte le site. Le caractère irréversible de l’expérience, ainsi que cette virtualité spatiale, convoque la métaphore du bloc magique formulée par Freud pour décrire l’appareil psychique. Bien que des graphies s’inscrivent, l’écriture s’y efface en superficie par l’interruption du contact entre la feuille de celluloïd (perception) et la cire (l’inconscient). At Work and Play met également à jour ce postulat de Roland Barthes selon lequel la naissance du lecteur se « paierait » de la mort de l’auteur5. Ces deux instances échangent ici constamment leur fonction dans une économie signifiante reposant autant sur l’apparition que sur la disparition. Il en résulte des archives insituables, qui se conjuguent au présent tout en laissant imaginer un passé et un futur hors de portée du regard.

Ce projet est une production de VOX réalisée en collaboration avec Sylvain Allard, concepteur graphique et Clenche Inc. grâce au soutien financier du Conseil des Arts du Canada ainsi que du Fonds Hexagram.

At Work and Play n'est plus accessible en raison de l'obsolescence de Flash Player qui n'est plus supporté par les navigateurs.

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  1. Installation présentée à VOX centre de l’image contemporaine, du 28 janvier au 18 mars 2006.

  2. Certains auteurs cités : Giorgio Agamben, Gaston Bachelard, Charles Baudelaire, Roland Barthes, George Bataille, Samuel Beckett, Walter Benjamin, Jorge Luis Borges, Benjamin H.D. Buchloh, Italo Calvino, Albert Camus, Marguerite Duras, E.M. Cioran, Beatriz Colomina, Michel Foucault, Edmond Jabès, Franz Kafka, Stéphane Mallarmé, André Malraux, Robert Musil, George Perec, Jean-Paul Sartre, Susan Sontag, Susan Stewart, Aby Warburg, Christoph Wulf.

  3. Paul Ricœur, « Histoire et mémoire » dans De l’histoire au cinéma, Paris, Éditions Complexe, 1998.

  4. Christoph Wulf, « The Temporality of World-Views and Self-Images » dans Looking Back on the End of the World, sous la direction de Dietmar Kamper et Christoph Wulf, Semiotext(e) Foreign Agent Series, Columbia University, New York, 1989._5. Roland Barthes, « La mort de l’auteur » [1968] dans Le Bruissement de la langue, Paris, Seuil, 1984, p. 69.