VOX — Centre de l’image contemporaine

Vue de l’exposition _Brian Jungen et Duane Linklater. Modest Livelihood_, VOX, du 11 septembre au 1er novembre 2014. Photo : Michel Brunelle.
Crédits

Brian Jungen et Duane Linklater
Modest Livelihood

2014.09.11 - 11.01

Œuvre collaborative de Brian Jungen et Duane Linklater, Modest Livelihood suit les artistes depuis Fort St. John, en Colombie-Britannique, au long de plusieurs voyages de chasse à l’orignal. Le titre du film fait allusion à une décision de la Cour suprême du Canada qui, en 1999, confirme le droit des Premières Nations de pratiquer la chasse et la pêche afin d’en tirer une « subsistance convenable » (moderate livelihood), et non pour accumuler des richesses. Pour Jungen – un artiste d’origine suisse et dane-zaa dont les sculptures sont reconnues à l’échelle internationale – ainsi que pour Linklater – un membre de la nation Cree Omaskêko qui explore les histoires et les méthodes d’apprentissage orales autochtones par l’image et la performance – la chasse est intimement liée à l’identité et à l’héritage culturel.

Filmé par un caméraman professionnel en Super 16 mm, Modest Livelihood navigue au croisement du documentaire et de la fiction, et fait référence à des documentaires anthropologiques produits par l’Office national du film du Canada tels que Cree Hunters of Mistassini (1974). Le silence délibéré de l’œuvre nous invite à contempler le caractère sacré de ce dont nous sommes témoins. En apprenant de leurs aînés par l’expérience directe et l’observation, Jungen et Linklater cherchent aussi à nous rappeler que cette connaissance est transmise et réaffirmée par chaque génération suivante. Adaptation de textes du Musée des beaux-arts de l’Ontario.


Essai sur Modest Livelihood par Michael Taussing, 2014.

Chasser et regarder

MICHAEL TAUSSIG

Il me semble que bien du temps s’est écoulé depuis le jour où j’ai vu, dans une galerie de Chelsea, à New York, une exposition de tambours en peau d’orignal créés par Brian Jungen1. Chaque tambour rivalisait d’étrangeté avec son voisin, comme si le concept de tambour s’y trouvait étiré en même temps que les peaux. J’avais alors pris conscience que si le tambour peut être considéré comme un objet « authentique » et ancien dans de nombreuses sociétés, cela ne l’empêche en rien d’être « plastique » et original, et de jouer aussi bien sur l’idée d’authenticité que sur celle d’identité ethnique. Le résultat était subtil, spontané et simple.

Brian m’expliqua qu’il avait appris à fabriquer des tambours avec son oncle, lequel lui fournissait les peaux, et me proposa alors de me joindre à une expédition de chasse à l’orignal. Je n’en ai pas encore eu l’occasion, mais j’ai tout de même pu voir Modest Livelihood, le film qu’il a réalisé avec Duane Linklater et auquel participe ce même oncle.

Le titre fait ironiquement, ou pas si ironiquement, référence à la décision de la Cour suprême du Canada qui, en 1999, réaffirmait les droits ancestraux des Premières Nations à chasser et pêcher, à condition que le produit de ces activités n’excède pas une « subsistance convenable » (moderate livelihood) et ne vise pas à « accumuler des richesses ».

L’ironie est assez évidente, mais je suis plus intrigué par la modestie du film même en tant que film, particulièrement le fait qu’il soit sans dialogue (ni bande sonore), ce qui nous plonge dans une atmosphère vaguement oppressante, un univers énigmatique. Georg Simmel notait que « celui qui voit sans entendre est plus […] inquiet que celui qui entend sans voir2 ». C’est donc avec une certaine tension que je regarde et scrute le film, un peu comme si j’étais un chasseur, moi aussi. Je suis désorienté. Je n’ai qu’une vague idée de ce qui se passe, et de ce que tout cela signifie. Sans la description fournie par la galerie, nous n’aurions aucune indication sur ce qui est montré – ce qui est une façon de s’immerger dans le film, me semble-t-il. Nous sommes plongés d’emblée dans l’eau profonde (débrouillez-vous pour nager), et les thèmes habituels lorsqu’il s’agit de chasse – les politiques identitaires, le contrôle des armes à feu, les rôles de genre, l’environnement – sont, dans une certaine mesure, laissés de côté. Cela peut bien sûr jouer dans l’autre sens aussi, si nous interprétons inconsciemment ce que nous voyons à travers le filtre de nos préjugés et de nos attentes. C’est le pari que prend le film – et n’oublions pas qu’il n’y a pas beaucoup de différences entre prendre un pari et chasser.

Ce qui nous est offert, à profusion, est une description rapprochée du paysage à travers lequel marchent les chasseurs, ainsi qu’une tension invisible mais présente dans chacun de leurs pas (l’ensemble évoque souvent les Mémoires d’un chasseur de Tourgueniev3). Les arbres s’inclinent sous le vent, la rivière scintille parfois comme un serpent magique illuminé, le reflet du soleil entre directement dans l’objectif à la faveur de gros plans sur des roseaux, et sans cesse les silhouettes perplexes et attentives des chasseurs nous rappellent que nous sommes engagés dans une sorte de rendez-vous avec le destin. Ils s’arrêtent un moment, obéissant à des signes mystérieux, mais leur visage nous est rarement montré, sauf derrière le masque des jumelles. Eux-mêmes voient, mais nous ne voyons pas ce qu’ils voient. Notre chasse est d’une autre nature.

Les nuances de l’automne font place aux tonalités hivernales, moins lumineuses, où formes et couleurs sont plus contrastées. On aperçoit occasionnellement ce qui semble être une torchère de gaz naturel, et les routes traversant la forêt révèlent l’infiltration d’une puissante machine industrielle dans le territoire des chasseurs et de leur proie. Les chasseurs continuent à marcher, observer, écouter. Étant donné l’absence de son, ces gestes semblent parfois mimés au sein d’un mouvement continu vers l’avant qui suggère que nous savons où nous allons. Est-ce le cas ? Est-ce le but ? À moins que ce voyage suive des règles différentes, comme dans le cas du marcheur de Michel de Certeau, qui marche dans la ville en suivant non pas un plan d’ensemble ou une vue aérienne, mais l’enchaînement naturel d’une série continue de micrologies, ce que l’auteur nomme ailleurs l’invention du quotidien, notion qui me semble en l’occurrence faire appel au domaine du modeste. Il faut noter que de Certeau met en place cette approche pour contester spécifiquement l’idée du discours élaborée par Foucault, inspirée d’un système de type panoptique. Le chasseur « marchant dans la ville » comble un fossé qu’il remet d’ailleurs en question, et sur lequel repose tout un pan de notre idéologie : celui qui sépare radicalement la nature et la ville, le réel et l’artificiel. Le chasseur « marchant dans la ville » est semblable au flâneur de Walter Benjamin : le flâneur côtoie le joueur et le chasseur, êtres marginaux vivant à moitié en dehors de la société de consommation. Il s’apparente aussi grandement au détective, qui examine ses indices en utilisant une combinaison variable de science et de chance, comme le fait remarquer Carlo Ginzburg4.

Alors soudainement, presque à la fin – oui, il y a une fin – aux dernières lueurs du crépuscule, dans un mouvement flou et étonnamment fugace, un grand animal tombe. Nous voyons à peine cette scène. C’est certainement une part essentielle du film, mais, de la même façon que nous sommes privés de son, nous apercevons à peine ce dénouement qui, tout à la fin, donne au film son corps – à la fois le corps de cet animal imposant, et le corps de ce récit sans narration. Après toutes ces heures de marche et d’attente, les chasseurs ont réussi. Mais une question se pose alors : la mort est-elle le but de la chasse ? Le chasseur chasse-t-il pour tuer, ou tue-t-il pour chasser5 ?

C’est là, tout à la fin, qu’un autre type de paysage fait intrusion, tandis que la nuit tombe sur la neige scintillante et que les chasseurs éviscèrent l’animal avec une hâte fébrile. Les panoramas et scènes de nature « extérieure » font place à des gros plans sur un paysage « intérieur », l’inconscient optique, où la caméra révèle des textures et des formes inattendues. Une imposante cage thoracique apparaît, semblable à l’intérieur d’un navire; tout autour le sang et la graisse s’étalent sur la neige comme un halo. Les mains travaillent avec frénésie, coupant latéralement à travers les fascias spongieux et mousseux qui relient au corps cette peau vaste comme une tente.

Enfin prête, la peau est roulée étroitement sur elle-même, puis insérée dans un sac en plastique sombre, évoquant quelque tour de passe-passe d’où émergeront peut-être – qui sait ? – d’autres tambours étranges.

  1. Casey Kaplan Gallery, 525 West 21st St., New York, NY, 8 septembre – 22 octobre 2011.

  2. Cité dans Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle. Le livre des passages, Paris, Éditions du Cerf, 2009, p. 451.

  3. Carlo Ginzburg, « Signes, traces, pistes. Racines d’un paradigme de l’indice », dans Le Débat, nov. 1980, p. 3-44.

  4. D’après José Ortega y Gasset, Méditations sur la chasse, Québec, Septentrion, 2006, p. 114.