VOX — Centre de l’image contemporaine

Vue de l'exposition _Challenge for Change / Société Nouvelle: Documents in Participatory Democracy_, VOX, 2014. Photo : Michel Brunelle.
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Challenge for Change / Société Nouvelle: Documents in Participatory Democracy

2014.09.11 - 11.01

JACQUELINE HOANG NGUYEN

Établie en 1939, la Commission nationale du film – renommée par la suite Office national du film du Canada / National Film Board of Canada (ONF/NFB) – fut créée sous la houlette de John Grierson. Réalisateur de documentaires et critique de films, Grierson fut le premier à utiliser le terme « documentaire », dans une analyse de film publiée par le New York Sun il y a près de quatre-vingt-dix ans. Selon lui, « [le] documentaire est la branche de la production filmique qui s’occupe du factuel, qui le photographie, le monte et l’agence. Il tente de donner forme et structure à l’observation directe et complexe1 ». Il poursuit en expliquant que « [par] les conditions mêmes de cette réalité, nous avons affaire à une œuvre non pas personnelle, mais publique2 ». Grierson était fermement convaincu que la représentation constitue non pas un simple compte rendu des activités de la vie quotidienne, mais un art visuel décrivant le monde ordinaire pour l’éducation du public. Sa contribution à l’établissement des fondations de l’institution publique canadienne consacrée à la réalisation de films fut sans précédent.

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La pauvreté était un problème public au Canada au cours de l’après-guerre, contrairement à l’idée répandue voulant qu’il s’agisse d’une période d’abondance. Afin d’améliorer la situation, le Bureau du Conseil privé fédéral mit sur pied en 1965 un groupe de spécialistes chargés d’étudier la question et d’encourager une meilleure coopération entre les organismes fédéraux et provinciaux pour lutter contre la pauvreté. Dans le cadre de ce mandat, l’ONF reçut la mission de réaliser un film reflétant la situation sociale des Canadiens. Le film pilote, The Things I Cannot Change de Tanya Ballantyne Tree, fut diffusé à la télévision en 1967 et reste l’un des films les plus controversés jamais produits par l’Office national du film. Âprement critiqué, il fut néanmoins l’un des ancêtres du programme Challenge for Change / Société nouvelle (CFC/SN). Le film décrit la vie des Baileys, une famille habitant à Montréal dans le quartier Pointe-Saint-Charles, un coin largement affecté par la pauvreté et le chômage. Ce qui a suscité la controverse, c’est la manière dont la famille a été manipulée et exploitée pour les besoins du film. Les Baileys, auxquels on avait d’ailleurs négligé de signaler que le film serait diffusé à la télévision, furent par la suite harcelés et ridiculisés par leurs voisins, et finirent par déménager. En réponse aux critiques soulevées par d’autres réalisateurs et par des activistes communautaires, la création de CFC/SN symbolisait une volonté de permettre aux gens démunis et aux travailleurs de contrôler leur image.

Parallèlement aux effets combinés du progrès technique et du soutien gouvernemental, ce fut le programme CFC/SN qui permit d’établir un modèle participatif de réalisation documentaire en remettant le médium entre les « mains du peuple ». Les avancées technologiques, particulièrement durant la seconde moitié du 20e siècle, jouèrent un rôle déterminant dans le développement de la tradition documentaire. Des appareils d’enregistrement plus petits et plus légers, la synchronisation du son et de l’image, et des équipes réduites contribuèrent notamment à une plus grande mobilité sur le terrain et transformèrent les pratiques de réalisation documentaire dans leur ensemble. Les « réalisateurs » n’étaient plus des réalisateurs, ils étaient désormais des « conseillers techniques », chargés d’aider les citoyens des communautés concernées à utiliser le médium plus efficacement. Des ateliers étaient offerts aux membres des communautés pour leur apprendre à utiliser le matériel d’enregistrement et de montage, et des réunions de comité étaient organisées afin de passer les rushs en revue et de faire le montage collectivement. La rue des citoyens devenait ainsi un lieu d’inscription audiovisuelle. Certains de ces films furent par la suite diffusés à la télévision, et l’Office national du film effectuait parfois des sondages sur la réception des œuvres en appelant des spectateurs au hasard et en leur demandant s’ils avaient regardé tel film3. Le but de CFC/SN était non seulement de saisir la « réalité », mais également de réorganiser les relations sociales à travers la production d’images afin de faire entendre une nouvelle voix publique. CFC/SN permettait de concevoir le type de communautés, de collectivités, d’espaces et de dialogues qui sont essentiels à la formation d’une nouvelle société. Les documentaires étaient non plus de simples miroirs de la réalité, mais plutôt un outil de changement socialement utile.

Les films sélectionnés pour la série Challenge for Change / Société Nouvelle: Documents in Participatory Democracy revisitent les questions posées autrefois par CFC/SN, et, comme on le constate aujourd’hui, font écho à des problèmes qui sont toujours d’actualité au sein de la société canadienne. La série comprend cinq volets : Introduction to CFC/SN, The Activist Image in the Hands of Its Citizens, Social Changes for the Poor, For Indigenous Governance and the Autonomous Image et Not All Working Mothers Are Equal. Chacun explore un thème central de CFC/SN et présente un éventail d’expérimentations visuelles au service du changement politique (bien que certains de ces changements restent à réaliser). En cette époque d’austérité, où la culture doit, aux yeux du gouvernement, céder la place au capitalisme, les films présentés ici montrent comment un autre type de rapports sociaux est possible dans le cadre de la production d’images, d’une relation dialogique entre le film et les sujets filmés, ainsi que d’un réel engagement envers le cinéma et le changement social.

Cette sélection de films est présentée en collaboration avec l’Office national du film du Canada (ONF).

  1. John Grierson, « Postwar Patterns », Hollywood Quarterly, vol. 1, no 2 (janvier 1946), p. 159-165. Notre traduction.

  2. Ibid.

  3. Pour une analyse plus approfondie des stratégies déployées par CFC/SN et de l’impact social du programme, les essais publiés dans l’ouvrage Challenge for Change: Activist Documentary at the National Film Board of Canada (sous la direction de Thomas Waugh, Michael Brendan Baker et Ezra Winton, Montréal et Kingston, McGill-Queen’s University Press, 2010) sont essentiels.