VOX — Centre de l’image contemporaine

View of the exhibition _Chto Delat? Performative Practices of Our Time_, VOX, 2018.
Crédits

Chto Delat?
Pratiques performatives de notre temps

2018.02.14 - 03.31

Chto Delat? Pratiques performatives de notre temps

VÉRONIQUE LEBLANC

Multidisciplinaires et politisées, les œuvres du collectif Chto Delat? (Que faire?1) empruntent leurs stratégies narratives au théâtre de Bertolt Brecht et rejouent certains éléments du vocabulaire esthétique de l’avant-garde2 afin d’ouvrir un espace critique dans l’histoire et l’actualité de la Russie. L’exposition Chto Delat? Pratiques performatives de notre temps réunit des œuvres, réalisées au fil d’une dizaine d’années par le collectif, qui s’inscrivent dans le contexte postsoviétique des années 2000 et répondent aujourd’hui à l’intensification du climat de répression politique installé par le régime de Vladimir Poutine. Axées sur différentes formes de performativités, ces œuvres mettent en scène la confrontation de plusieurs types de discours – conservateur, nationaliste, religieux, néolibéraliste, réformiste – qui hantent les luttes sociales et politiques actuelles. Elles abordent les manières dont les individus pensent, vivent, et surtout, ressentent leur rapport à la collectivité.

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L’installation Performative Practices of Our Time (2017) débute l’exposition en proposant de s’immerger dans l’histoire récente de la Russie et de l’Ukraine3. Une collection d’images glanées sur le web envahit les murs de la galerie. Des photographies numériques, des mèmes internet et des gif, abondamment mis en circulation sur les réseaux sociaux, ont ici été agrandis pour leur présentation. Ils montrent des attaques militaires, diverses formes de manifestations patriotiques inscrites dans la culture populaire, des rituels d’humiliation pratiqués dans l’armée et une foule d’autres représentations d’événements qui témoignent d’attitudes soit dogmatiques, soit anticonformistes. Mises en parallèle par leur disposition dans l’espace d’exposition, ces images composent un inventaire d’actions symboliques plus ou moins insolites qui se manifestent sous la forme de rituels performatifs ; elles véhiculent des affiliations idéologiques et des croyances éclectiques ayant en commun de dissimuler diverses formes de violence. L’installation, qui constitue une chronique de la catastrophe permanente à laquelle l’actualité nous a désormais habitués, traite du pouvoir des représentations à instituer une réalité et de la capacité de l’art à y répondre. Présentée dans le même espace d’exposition, l’installation Dream of a Protester (2016-2017) documente une intervention menée par le collectif sur une place publique de Saint-Pétersbourg. Elle accumule selon le même principe des opinions qui sillonnent la Russie contemporaine, de la plus insidieuse à la plus brutale, tout en insistant sur le rôle de l’artiste en tant qu’agitateur.

Souvent basée sur l’analyse de réalités sociales, la pratique de Chto Delat cherche à éveiller une vigilance tant à l’égard de phénomènes d’exclusion sociale qu’envers le type de relation qu’entretient l’art avec la culture dominante. Entre 2008 et 2011, le collectif a réalisé des œuvres vidéographiques, théâtrales et musicales inspirées des songspiels créés par Bertolt Brecht et Kurt Weill dans les années 1920-1930. Ces œuvres mettent en dialogue une série de personnages incarnant des discours stéréotypés qui se confrontent dans l’espace scénique. Chto Delat utilise ainsi la méthode dialectique et l’ironie comme des outils permettant de favoriser le développement d’une posture critique face à des situations d’injustice.

Perestroika Songspiel. Victory over the Coup (2008) revient sur la chute de l’URSS, et plus précisément sur les discours entourant les réformes économiques et sociales effectuées en Union soviétique à la fin des années 1980 et la période de désorientation des années 1990. Chacun des personnages incarne des allégeances politiques singulières tandis qu’un chœur commente leurs actions. Les interventions chantées et les dialogues mettent en évidence les divergences attendues et les points de rencontre étonnants entre les dimensions progressistes et conservatrices des aspirations de chacun à un avenir meilleur.

Museum Songspiel. The Netherlands 20XX (2011) situe plutôt son action au futur, dans un musée, afin de questionner la relation qu’entretiennent l’artiste et l’institution artistique avec le pouvoir. Le film met en scène des immigrants illégaux qui trouvent refuge dans un musée d’art moderne et contemporain, dans une salle à ciel ouvert destinée à la présentation de projets d’art urbain. Il pose le musée comme un lieu paradoxal, jouant à la fois le rôle d’espace refuge, accueillant les pratiques subversives4, et celui d’espace neutralisant, reléguant l’art à sa dimension strictement symbolique, voire l’assujettissant à son interprétation par l’idéologie dominante. L’orchestration d’une multiplicité de points de vue dans l’espace discursif de ces œuvres permet d’embrasser les contradictions inhérentes à toute situation de lutte politique. Elle souligne l’importance de la représentation de l’histoire pour la construction de subjectivités politiques, tout en dévoilant les mécanismes de manipulation de l’opinion publique par les médias et l’organisation d’espaces disciplinaires par les détenteurs du pouvoir.

Utilisant une stratégie polyphonique similaire, l’installation vidéo The Excluded. In a Moment of Danger (2014) est quant à elle basée sur une série d’exercices performatifs exécutés par les étudiantes et les étudiants de la School of Engaged Art, l’école d’art engagée que Chto Delat a fondée en 2013. Au lieu de rapporter les propos qui traversent l’espace social par le biais d’une mise en scène théâtrale, cette œuvre donne accès à une diversité d’expériences personnelles de la menace telle qu’elle apparaît en 2014 avec l’intervention militaire russe en Ukraine5. Elle fait plus directement référence à des manières d’envisager son rapport à l’autre, de se comporter dans l’espace public et de rattacher une vision de soi à des événements de l’histoire. Elle recourt également à une gestuelle improvisée qui présente le corps comme vecteur de communication et lieu de résistance.

La présence de gestes performés se manifeste de même dans Palace Square 100 Years After. Four Seasons of Zombie (2017). Le scénario de ce film-conférence combine la présence discursive d’une protagoniste, venue « ressentir son propre rapport à l’histoire6 » sur la place du Palais de Saint-Pétersbourg cent ans après la révolution bolchévique, la présence musicale de spectres du communisme et l’incarnation gestuelle de la figure du zombie à laquelle la narratrice attribue différentes significations. Cette œuvre, qui fera l’objet d’une séance de projection pendant l’exposition, vise à établir, conceptuellement, la possibilité d’une situation révolutionnaire au présent.

L’exposition Chto Delat? Pratiques performatives de notre temps cherche à déceler, dans les projets les plus récents du collectif, le passage d’une approche discursive vers des formes d’expérimentations performatives plus radicales, par lesquelles l’instauration d’un rapport corporel à la pensée vise à désactiver le principe même de rationalité. Elle entend déclencher une lecture de l’histoire qui nous invite à nous situer, affectivement et corporellement, à adopter une « posture » face à ses résonances dans l’actualité. L’exposition s’adresse ainsi aux imaginaires de la révolte et parle le langage de la matière, celle d’un corps collectif qui fait entrave.

  1. Le nom du collectif, fondé à Saint-Pétersbourg en 2003, fait référence aux titres de deux textes porteurs de projets d’émancipation sociale : un roman de Nikolaï Tchernychevski publié en 1863 et un texte de Lénine publié en 1902.

  2. Une sélection de termes issus du Lexique Chto Delat? est présentée dans l’espace d’exposition et sur le site web de VOX. Ces définitions, élaborées par le collectif en 2014, témoignent du développement d’une réflexion théorique qui fait partie intégrante de la pratique de Chto Delat et mettent l’accent sur l’écart sémantique qui peut être observé lorsque ces mots sont utilisés dans des contextes distincts.

  3. Les relations entre ces deux pays voisins, très proches culturellement l’un de l’autre, se sont considérablement détériorées à la suite du renversement du président ukrainien pro-russe Viktor Ianoukovitch et à l’intervention militaire de la Russie en Ukraine en 2014.

  4. Cette idée de l’institution d’art contemporain comme espace refuge revient dans le projet It Hasn’t Happened To Us Yet. Safe Haven (2016), dans lequel Chto Delat met en scène sa participation à une résidence internationale en Norvège dédiée aux artistes persécutés dans leur pays d’origine.

  5. À l’occasion d’une exposition au Gävle Konstcentrum en Suède en 2015-2016, Chto Delat décrit ainsi la situation : « Les événements des dernières années ont placé les artistes et les travailleurs culturels de la Russie dans une nouvelle réalité marquée par une nouvelle atmosphère de guerre froide, l’exaltation de la recherche d’ennemis, la répression sévère de toute forme de dissidence et une confrontation militaire directe avec l’Ukraine, qui laisse des milliers de morts des deux côtés. » [traduction libre]. Voir : https://chtodelat.org/wp-content/uploads/2017/03/dossier-galve.pdf

  6. Oxana Timofeeva, dans le film Palace Square 100 Years After. Four Seasons of Zombie, 2017, 36 min 20 s.