VOX — Centre de l’image contemporaine

Vue de Créer à rebours vers l’exposition. Le cas de Chambres avec vues, 2018. Photo : Richard-Max Tremblay.
Crédits

Créer à rebours vers l’exposition
Le cas de Chambres avec vues

2018.02.14 - 03.31

MARIE J. JEAN

Poursuivant les recherches entreprises depuis 2016 sur la pratique, l’histoire, le devenir des expositions et leur documentation, VOX présente une troisième exposition documentaire : Chambres avec vues, réalisée en 1999 par Pierre Dorion. L’intention des commissaires est de suivre les traces, à partir du présent, de la réactivation de cette exposition emblématique afin de mieux comprendre comment les récits élaborés à son propos ont pris forme.

Essai Créer à rebours vers l’exposition. Le cas de Chambres avec vues, 2018.

Au cours de sa brève histoire, Chambres avec vues a connu deux modalités de présentation distinctes. En effet, l’installation qu’avait d’abord présentée Pierre Dorion dans un appartement vacant du complexe résidentiel Les Dauphins sur le Parc en 19911 a ensuite été reconstituée en 2012, au moment de l’exposition bilan que le Musée d’art contemporain de Montréal consacrait à cet artiste, sous le commissariat de Mark Lanctôt. La première était un projet in situ produit dans un lieu non institutionnel, alors que la seconde, elle, reposait sur la réactivation de ce projet dans un contexte muséal. À ces deux occasions, l’artiste comme le commissaire ont fait un usage différent des vues d’exposition : utilisées par le premier comme un matériau artistique, elles sont devenues, pour le second, une référence pour créer un dispositif scénographique. Comment, alors, ce matériau documentaire a-t-il été utilisé par l’un et par l’autre pour établir des relations historiques et narratives entre les deux expositions ?

L’exposition de 1999 s’est avérée une étape significative dans le parcours de Pierre Dorion puisqu’elle lui a permis de renouer avec l’installation in situ, qu’il avait pratiquée au milieu des années 1980, notamment avec Aurora Borealis (1985) ou dans des appartements (rue Clark, 1983 ou Appart’ art actuel, 1984). En même temps, elle a confirmé une recherche picturale caractérisée par un réalisme dont la réduction des détails et la fragmentation des espaces viennent à produire un effet schématique, au seuil de l’abstraction.

L’artiste exposait, à l’époque, onze tableaux, tous réalisés à partir de photographies qu’il avait prises entre 1991 et 1998 au cours de séjours à Paris et à New York, tableaux montrant des vues d’intérieurs divers, dépouillés, et leurs éléments distinctifs – un lit faisant face à un mur et, au-dessus, un tableau monochrome, une chaise placée dans un coin où l’on distinguait une plinthe chauffante, un téléphone installé au mur, des luminaires suspendus au plafond –, à l’exception d’une œuvre, dans laquelle figurait une vue d’extérieur. Disposés dans les quatre pièces vides du petit appartement loué pour l’occasion, ces tableaux constituaient une installation et engageaient une réflexion sur cet espace ambigu que proposait le complexe résidentiel2. Intervenir dans un tel édifice n’était pas anodin, rappelle Mark Lanctôt, puisque, ayant été construit en 1972, ce bâtiment évoquait le temps révolu d’un idéal moderniste3. Bien qu’il donnait à voir les tableaux de Dorion dans un décor domestique, l’appartement se caractérisait, d’ailleurs, par des pièces cubiques et minimalistes, qui rappelaient aussitôt les éléments distinctifs du white cube. Ici, les espaces, pictural, résidentiel et expositionnel, produisaient, dans leur référence implicite à l’esthétique moderniste, un curieux effet de mise en abyme. Cet effet était encore accentué par l’un des tableaux présentés (Chambre à coucher, 1999), qui montrait, au moyen d’un traitement davantage documentaire et quasi en noir et blanc, la pièce qui l’accueillait. Cette œuvre était judicieusement exposée à côté de portes-miroirs, qui redoublaient sa présence. Il s’agissait du seul tableau de l’exposition à avoir été réalisé à partir d’une image de repérage qu’avait faite l’artiste au cours d’une visite du lieu alors vide.

C’est à un comparable effet de mise en abyme que nous conviaient l’artiste et le commissaire lors de la reconstitution de l’installation en 20124. Cette reconstitution était introduite par un tableau (Vestibule (Chambres avec vues), 2000) montrant à nouveau l’une des pièces de l’appartement, bien que réalisé cette fois à partir d’une vue d’exposition qu’avait faite Richard-Max Tremblay en 1999. Un décalage temporel était perceptible du fait qu’y figurait non seulement l’appartement, mais aussi deux des tableaux exposés. Si la vue d’exposition était ici utilisée par Pierre Dorion à des fins d’explorations picturales, elle était également devenue, entre les mains du commissaire, un outil curatorial indispensable.

Treize ans plus tard, la reconstitution de Chambres avec vues avait pris la forme insolite d’une maquette monumentale où les volumes cubiques de l’appartement étaient reproduits quasi à l’échelle réelle5, lesquels – pour qu’ils correspondent au modèle moderniste toujours en vigueur dans les musées – avaient aussi été peints en blanc. Ce dispositif scénique permettait ainsi de disposer les œuvres selon l’accrochage d’origine tout en faisait habilement basculer le visiteur dans l’abstraction d’un espace6. Si cette reconstitution reposait vraisemblablement sur l’idée de reproduire les pièces intimistes de l’appartement, elle misait tout autant sur la réactivation du parcours prescrit par sa configuration. L’importance accordée à la circulation dans le lieu d’origine était redoublée par la présence d’une vidéo documentaire de Monique Moumblow, qui proposait de parcourir le complexe résidentiel tel qu’il était, en 19997.

Il est vrai que sa documentation ne peut se substituer à l’expérience qu’on peut faire, in situ, d’une exposition, mais il est aussi vrai que sa reconstitution architecturale, par son schéma abstrait, ne parvient qu’à suggérer l’expérience spatiale que peut procurer cette même exposition. Néanmoins, il faut reconnaître que l’un comme l’autre représentent autant de stratégies documentaires donnant un accès privilégié à une scénographie d’origine. La présente exposition documentaire offre, quant à elle, l’occasion d’examiner un dispositif de mise en abyme finement élaboré par un artiste.

VOX tient à remercier pour leur précieuse contribution Pierre Dorion, Mark Lanctôt, Monique Moumblow et Richard-Max Tremblay.

  1. Le complexe résidentiel Les Dauphins sur le Parc est localisé au 3535, avenue Papineau, face au parc Lafontaine, et l’exposition a eu lieu au onzième étage, appartement 1112, du 5 au 30 mai 1999.

  2. Pierre Dorion poursuivra subséquemment sa réflexion sur la relation que les artistes entretiennent avec le mur du lieu d’exposition « comme surface plane, picturale et sculpturale ou encore comme référence conceptuelle, espace de questionnement et matériau de l’imaginaire » dans le cadre d’Off the Wall, une exposition collective qu’il a organisée à la Galerie Leonard & Bina Ellen, à Montréal, en 2009. [http://ellengallery.concordia.ca/exposition/off-the-wall/\] (Consulté le 21 janvier 2018).

  3. Mark Lanctôt, « Sans titre (Pierre Dorion) », Pierre Dorion, Montréal, Musée d’art contemporain de Montréal, 2012, p. 110.

  4. Intitulée Pierre Dorion, cette exposition a été présentée au Musée d’art contemporain de Montréal du 4 octobre 2012 au 6 janvier 2013.

  5. L’échelle a été légèrement réduite pour l’occasion. Il faut aussi préciser que le plafond du Musée avait, pour la circonstance, été abaissé et qu’un éclairage particulier avait été conçu afin de rejouer l’effet intimiste de l’appartement.

  6. Précisons que la documentation de cette réexposition a aussi été réalisée par Richard-Max Tremblay.

  7. Le parcours que proposait la vidéo débutait au parc Lafontaine, en passant par le hall d’entrée et le corridor pour conduire à l’appartement situé au onzième étage. Une succession de panoramiques laisse également voir l’accrochage d’origine des œuvres en plus de détails architecturaux, incluant des vues de l’extérieur.