VOX — Centre de l’image contemporaine

Vue de l’exposition _Histoires de l’art_, VOX, 2012.
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Histoires de l'art : les tentations des artistes

MARIE J. JEAN

Parmi les nombreux artistes qui ont pratiqué la critique institutionnelle, peu d’entre eux ont prêté attention à l’histoire de l’art. Pourtant, l’histoire de l’art impose de manière moins innocente qu’on ne serait porté à le croire les grands récits qui exerceront une influence certaine sur les générations futures. Le pouvoir que possède l’énoncé historique demeure encore aujourd’hui très influent et continue de jouer un rôle déterminant dans tous les aspects du système de l’art incluant les milieux académique, critique, muséal ou le marché de l’art. Pas étonnant si on y pense puisque l’histoire de l’art procède dans ses méthodes et ses stratégies à la sélection de spécimens emblématiques et à leur canonisation. Et cette production de savoir canonique est inéluctablement déterminée par des facteurs culturels, économiques ou politiques. Elle repose, au même titre que toute production historique, sur une construction narrative complexe. Si les historiens et théoriciens de l’art se sont appliqués à déconstruire et à reconstruire les récits que l’Histoire universelle de l’art a produits, nombre d’artistes ont, quant à eux, déployé des efforts pour exposer ses déterminismes successifs et ainsi imaginer des histoires alternatives.

Journal VOX 35 - Histoires de l'art, 2012.

L’exposition Histoires de l’art avait pour projet de comprendre comment les artistes contribuent à agir sur les grands récits que produit l’histoire de l’art. Leur attitude, que nous avons qualifiée de méta-narrative, de rétro-avant-garde ou simplement de critique, permet en effet de réinjecter du narratif et du politique dans ce musée idéal qu’est l’histoire de l’art. Leur proposition a manifesté une compréhension pénétrante de l’historicisation de l’art et de ses processus en nous rappelant que le savoir historique n’est pas la simple reconstitution d’une réalité passée mais sa (re)construction continuelle. Cela dit, les artistes se présentent rarement comme des producteurs d’Histoire – au sens où leur projet ne vise pas à dégager des cohérences formelles, sociales ou explicatives –, mais s’apparentent à des archéologues du savoir historique davantage occupés à divulguer les non-dits, les récits négligés ou à réfléchir sur les discontinuités et les déplacements. Ils ne conçoivent pas l’Histoire comme une entité mais comme un matériau en perpétuelle transformation qu’ils s’approprient, réinterprètent et remettent en forme. Ils utilisent souvent l’anachronisme comme outil conceptuel en cherchant à faire travailler le temps à rebours, dans une perspective du présent, ce qui représente pour plusieurs la condition nécessaire de l’« agir historique ».

Au cours de l’exposition, nous avons également discuté du fait que, depuis les années 1980, plusieurs artistes ont contribué à un retour critique de l’art sur son histoire en problématisant la valeur d’exposition de l’œuvre. Cela était visible par la présence importante de projets d’artistes ou de documentation qui réactivaient des expositions dans l’exposition. Marcel Duchamp fait une fois de plus figure de précurseur en concevant dès 1936 une exposition permanente et portative de ses principales œuvres qu’il a reproduites sous forme de répliques miniatures ou de photographies pour ensuite les rassembler dans une édition appelée La boîte-en-valise. En 1982, Louise Lawler a réalisé une installation qui consistait en la réexposition des œuvres d’artistes appropriationnistes à la Metro Pictures Gallery de New York où, quelques années plus tôt, le même groupe d’artistes était exposé. En 1984, IRWIN, un collectif d’artistes slovènes, réalise à la galerie ŠKUC de Ljubljana l’exposition Back to the USA qui est la copie ironique d’une exposition d’artistes américains contemporains circulant en Europe de l’Ouest la même année – comprenant entre autres une adaptation vidéo des photographies de Cindy Sherman. Cette exposition, pour des raisons économiques, ne pouvait circuler en Yougoslavie. Dans une lettre qu’il publie dans Art in America en 1986, Kazimir Malevich (Belgrade) exprime son étonnement devant l’intérêt porté à sa Dernière Exposition futuriste 0,10 (1915). Il conçoit alors le projet d’en reproduire une copie fidèle exactement 70 ans plus tard – refaite à l’aide de la seule photographie qui en a subsisté – mais cette fois dans un appartement à Belgrade. Plus récemment, en 2009, Guillaume Désanges a donné une conférence qui a pris la forme d’une « exposition racontée » dans laquelle il revisite l’art moderne, minimal et conceptuel en rendant manifestes les origines mystiques des formes et des signes qui s’y reproduisent depuis un siècle.

Si l’on considère que c’est par les expositions que l’art est généralement reçu, interprété et historicisé, il n’est pas étonnant que les artistes soient de plus en plus intéressés par cette production discursive. Sa copie, son appropriation, sa réactivation de même que sa reconstitution ne visent-elles pas à ébranler la perception d’un sens universel et éternellement reconduit par l’histoire de l’art qui tient très rarement compte du contexte d’apparition des œuvres ? Cette stratégie ne permet-elle pas d’exposer des motivations rarement mises au jour et qui pourtant se répètent à l’intérieur de chaînes de signification historiquement et culturellement institutionnalisées ? En cherchant à analyser les modes d’exposition de l’idéologie utilisés par les régimes socialistes et post-socialistes, la vidéaste et théoricienne Marina Gržinic a initié une réflexion essentielle sur le sujet :

Peter Wollen le remarque bien : dans le célèbre séminaire qu’il a consacré à La Lettre volée d’Edgar Allan Poe, Jacques Lacan démontre que l’exposition peut constituer la meilleure des dissimulations. Tandis que, dans la nouvelle de Poe, le chef de la police passe sans la voir devant la lettre compromettante (le signifiant exposé) et la manque, l’étrange Dupin (qui figure le psychanalyste lui-même) voit immédiatement le signifiant offert à tous les regards. Voilà qui démontre (n’en déplaise à Guy Debord) qu’en ces temps modernes, un excès d’exposition a pour effet de dissimuler la vérité de la société qui produit cette exposition, même si cette dernière reste toujours un révélateur en puissance1.

Si les artistes sont ainsi tentés par la (re)formulation des récits de l’histoire de l’art ou par la (re)production d’expositions historiques, c’est peut-être parce qu’ils cherchent eux aussi à reconstituer la chaîne de signification sociale, économique, institutionnelle ou idéologique qui s’y dissimule.

Cette exposition a bénéficié de l’appui de l’ambassade de la république de la Slovénie, Ottawa et de la Mondriaan Foundation, Amsterdam.

  1. Une fiction reconstruite de l’Est, post-socialisme et rétro-avant-garde, Paris, Éditions L’Harmattan, 2006, p. 43. Marina Gržinic a présenté ses idées dans une discussion avec Dusan Mandic et Tevž Logar portant sur le concept de rétro-avant-garde à VOX le 17 mars 2012.