VOX — Centre de l’image contemporaine

Vue de l’exposition _Le système des allusions_, VOX, 2005. Photo : VOX.
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Le système des allusions

2005.05.07 - 06.25

Nombreuses sont les pratiques artistiques s’appropriant ou mimant des images préexistantes tirées du vaste répertoire d’images que constitue la culture visuelle. Un nombre considérable d’artistes délaissent alors le travail de captation de la réalité, dans sa forme immédiate et directe, pour puiser désormais leur référence à même cette réserve inépuisable. L’origine de cette attitude esthétique est souvent associée à la rhétorique du ready-made, à l’appropriation célèbre que Marcel Duchamp a faite de la reproduction mécanique de la Mona Lisa, ainsi qu’à la nature allégorique du collage et du photomontage pratiqués par les artistes d’avant-garde. Pourtant, ce nouvel espace d’imagination avait déjà été observé au XIXe siècle par Gustave Flaubert pour qui, comme le rapporte ici Michel Foucault, « La vraie image est connaissance. Ce sont des mots déjà dits, des recensions exactes, des masses d’informations minuscules, d’infimes parcelles de monuments et des reproductions de reproductions qui portent dans l’expérience moderne les pouvoirs de l’impossible »1. Le rapport au monde de Bouvard et Pécuchet qui se rapporte essentiellement à l’autorité des livres – ouvrages didactiques, encyclopédies, œuvres littéraires, essais philosophiques, textes scientifiques, écritures saintes – marque avec éloquence ce passage de la référence puisée dans le réel à la référence tirée des livres. Toutefois, cet imaginaire ne se constitue pas contre le réel, au contraire, il prend forme dans l’espace des livres existants et se rabat sur le monde réel pour en constituer un champ d’expériences ajoutées. Tout comme la bibliothèque, la société de l’image représente un monument de savoir et un incubateur d’expériences. Ne peut-on penser aujourd’hui que le monde dit réel est aussi devenu la somme des images qui le montrent, que celles-ci soient fictives ou non ?

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Les références nombreuses aux images dans les pratiques artistiques depuis les années 1960 semblent le suggérer. Plusieurs artistes – tous contemporains d’une société où la réalité est de plus en plus souvent redoublée par ses signes – s’approprient des images existantes ou reproduisent leurs codes et conventions souvent dans le but d’interroger les modèles d’expérience auxquels la publicité, les reproductions d’œuvres dans les imprimés ou le cinéma les soumettent désormais. Cette attitude que l’on retrouve chez plusieurs artistes américains – John Baldessari, Dara Birnbaum, Barbara Kruger, Sherrie Levine, Richard Prince, Cindy Sherman, entre autres – offre également l’occasion d’initier, surtout dans les années 1970 et 1980, des questionnements sur l’originalité, le féminisme, l’identité ou les effets du colonialisme et de réinterpréter des œuvres tirées de l’histoire de l’art. En ce sens, cette attitude repose sur un processus symbolique d’incorporation de la culture visuelle. D’une part, elle représente la possibilité de s’approprier les enjeux et les filiations esthétiques desquels les artistes se réclament sinon elle permet de s’en distinguer. D’autre part, elle est symptomatique d’une subjectivité désormais marquée par une expérience du monde qui transite par l’image. Tout sujet aperçoit en effet le monde qui l’entoure à travers un écran culturel et historique constitué d’un répertoire d’images et de significations qui conditionne sa manière de voir et de penser. Cette vaste réserve d’images se développe en un système référentiel désormais incorporé à notre expérience du monde. Or, dans le domaine des arts visuels, ce processus d’incorporation a souvent une visée critique. La plupart des artistes qui renvoient à des images déjà existantes mettent en œuvre un dispositif conceptuel qui leur permet d’opérer une distanciation essentielle pour ajouter un sens à la référence convoquée. C’est ainsi que plusieurs pratiques photographiques et vidéographiques actuelles mettent à jour les stratégies rhétoriques des producteurs d’images globales; désarticulent les codes et les conventions formelles du cinéma hollywoodien ou des images télévisuelles; déstabilisent les images publicitaires en parodiant leurs tactiques, en mimant leurs slogans ou en critiquant leurs stéréotypes. L’usage de la référence, si important dans l’art actuel, offre aux artistes un dispositif efficace pour observer la culture visuelle et interroger son rôle dans la production du sens et de l’idéologie.

Il y a plusieurs moyens utilisés par les artistes pour signaler la présence d’une référence dans une œuvre. Les marqueurs de références explicites sont souvent visibles dans les titres par une mention littérale, par l’indication de l’origine, par l’usage de l’italique ou des guillemets. Mais le plus souvent, la référence apparaît à travers un réseau d’indices plus ou moins clairs. C’est ce qui se produit dans les pratiques des quatre artistes réunis dans la présente exposition. Les œuvres de Cory Arcangel, Michel de Broin, Stan Douglas et Kevin Schmidt utilisent le pouvoir allusif de l’image pour faire subtilement voir les structures sociales, les systèmes de production ou les conventions esthétiques qui les engendrent. En ce sens, l’allusion pourrait être considérée comme l’indice thématique à partir duquel leurs œuvres établissent un dialogue. Cette figure de pensée semble en effet appropriée pour définir cette attitude esthétique qui inclut toutes les pratiques reposant sur un mécanisme référentiel. L’allusion a été traditionnellement définie comme une manière de penser par combinaison qui met en œuvre les ressources de l’implicite discursif pour dire une chose qui a rapport à une autre sans l’énoncer explicitement. En ce sens, elle est un énoncé à risque puisque son contenu référentiel est susceptible d’échapper à tous ceux qui ne possèdent pas les connaissances ou l’acuité d’esprit nécessaires. Elle est intrinsèquement liée au fait que la culture est une institution sociale, dépositaire d’une mémoire collective et de savoirs partagés. Mais d’après Antoine Compagnon, l’allusion a connu un nouveau sens depuis que des théoriciens contemporains l’ont décrite selon la logique de l’« intertextualité » renvoyant à tout dispositif mettant deux ou plusieurs textes en relation l’un avec l’autre2. L’attention s’est ainsi subtilement déplacée de la source de l’allusion à la relation qu’elle nouait désormais. Auparavant l’allusion justifiait la connaissance érudite des sources alors que maintenant elle favorise l’analyse intertextuelle et sémiotique des relations entre énoncés « allusionnant » et énoncés « allusionnés ». Cela a pour conséquence, précise encore Compagnon, que « les références explicites sont donc traitées désormais comme des signaux allusionnels au même titre que les références implicites »3. C’est ce qui explique que l’allusion est devenue une catégorie globale qui emprunte différents moyens comme l’appropriation, la citation, la reconstitution, la transposition ou le remake pour établir diverses relations entre les énoncés4. C’est en ce sens que l’allusion est ici comparée à un système dynamique dont les composantes sont rapportées l’une à l’autre selon une interdépendance dont les effets varient en fonction du type de relation qu’elles entretiennent.

L’allusion est ainsi utilisée par les artistes de la présente exposition pour établir une relation entre l’œuvre et sa référence de manière à faire reposer la signification sur des modèles d’expérience que nous sommes susceptibles de reconnaître : Stan Douglas emprunte la manière de faire du cinéma pour transformer une rue de Vancouver en un décor statique et étrange; Kevin Schmidt pastiche le langage publicitaire pour en rendre visibles les manigances; Cory Arcangel s’approprie l’imagerie du jeu vidéo pour proposer une expérience inattendue du paysage; Michel de Broin reproduit des formes minimalistes qu’il trouve parfois dans l’espace public. Leurs travaux nous offrent également l’occasion d’observer l’écart qui sépare l’œuvre et sa référence de façon à saisir la position critique que sous-entend ce redoublement: elle peut être ironique, sarcastique, imitative ou admirative mais elle reste rarement indifférente au modèle auquel elle fait allusivement référence. Nombreux sont ceux qui reprochent à de telles pratiques allusives d’user d’un détour, ponctué de références qui sont à leurs yeux impénétrables, pour accéder au sens d’une œuvre. Pourtant l’usage de l’allusion est le plus souvent lié à une volonté d’impliquer activement le spectateur dans son interprétation. La difficulté repose peut-être bien davantage sur l’effort qu’elle exige.

Le présent texte est un extrait adapté de l’essai « Le système des allusions » qui sera publié dans un ouvrage collectif édité par la Gallery 44 et YYZ Books.

  1. Michel Foucault, « La bibliothèque fantastique », Travail de Flaubert, Paris, Seuil, Points, 1983, p. 104-107.

  2. Il se réfère notamment à des théoriciens anglophones et germanophones comme Udo J. Hebel, « Towards a Descriptive Poetics of Allusion », cité dans Antoine Compagnon, « L’allusion et le fait littéraire », L’allusion dans la littérature, Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2000. L’auteur avait auparavant réalisé une étude exhaustive sur la citation. Voir La seconde main, Paris, Seuil, 1979.

  3. Op. cit., p. 246.

  4. Comme Compagnon l’a si justement relevé : « En particulier, et à la différence du système de Genette, l’allusion englobe la citation. Elle ne fait donc pas que renvoyer au texte allusionné, comme une dénotation, mais elle enrichit le texte allusionnant par des associations et connotations illimitées et imprévisibles, des alluvionnements épais ». Op. cit., p. 247.