VOX — Centre de l’image contemporaine

Vue de l’exposition _David Maljković_, 2016. Photo : Michel Brunelle.
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David Maljković

2016.01.14 - 04.16

L’exposition est devenue l’objet et le sujet de la pratique de plusieurs artistes. David Maljković ne fait pas exception, bien que dans sa pratique l’exposition fasse référence non pas seulement à un espace matériel ou contextuel, mais aussi à un processus au cours duquel l’œuvre d’art est soumise à des adaptations successives. La présente exposition poursuit une réflexion lancée par VOX sur le rôle que les artistes jouent dans la transformation des formes, des conventions et de la pratique de l’exposition.

David Maljković. L’exposition à faire

MARIE J. JEAN

L’exposition comme pratique artistique est loin d’être un phénomène nouveau si on considère que, dès le XIXe siècle et tout au long du XXe siècle, des artistes ont élaboré des dispositifs expérimentaux qui ont contribué à radicaliser ses formes et ses conventions. Tout en adhérant à cette pratique, David Maljković apporte dans son travail récent de nouvelles balises au questionnement : il conçoit de minutieuses scénographies qui se présentent, notamment, comme un commentaire sur l’exposition. Ce faisant, sa pratique relève de la méta-exposition puisque l’enjeu qui la détermine est celui de l’exposition elle-même. C’est une exposition à propos de l’exposition.

Essai sur David-Maljkovic par Marie J. Jean, 2015.

Pour sa première présentation majeure au Canada, Maljković a conçu une exposition spécifique qui s’offre à la manière d’un jeu complexe de formes et de références. Si les composantes qui la caractérisent – cubes blancs, socles, écrans, plateformes, enceintes acoustiques, projecteurs – sont le plus souvent observées par les spectateurs ou utilisées par les commissaires d’exposition en tant que dispositifs généralement neutres, Maljković démontre qu’elles constituent en fait une réalité autonome, ancrée dans l’histoire du modernisme et susceptible de faire surgir des souvenirs d’autres expositions. Ainsi, lorsque Maljković organise une exposition de son travail, il montre les traces de ses expositions précédentes ; lorsqu’il conçoit une nouvelle installation, il la considère comme la composante d’une exposition globale ; et, lorsqu’il réexpose une œuvre, il la propose comme une séquence d’hypothèses de la même œuvre en devenir. L’exposition, ainsi considérée comme un processus, devient ce mode à travers lequel l’œuvre se (re)produit sans cesse et, par conséquent, demeure inachevable. Il faut s’y résigner, produire une œuvre d’art aujourd’hui signifie que l’artiste doit s’engager dans une entreprise sans fin puisque, soumise à des actualisations successives, l’œuvre est contrainte de se répéter en intégrant chaque fois de nouvelles variables.

Cette question a occupé Étienne Souriau, qui élabore dès 1968 – au même moment où Barthes et Foucault formulaient leurs articles-manifestes revisitant la fonction d’auteur – une étonnante architecture conceptuelle définissant l’artiste comme un « chercheur » engagé dans une « œuvre à faire », existentiellement inachevable1. Le professeur d’esthétique rejette l’idée que la production d’une œuvre d’art relève de l’inspiration ou de la pure spontanéité ; il la considère bien davantage comme une activité continue, entièrement déterminée par une « recherche ». Il s’intéresse alors à la question de l’inachèvement en faisant porter plus spécifiquement son attention sur le « trajet » qui va de l’ébauche à l’œuvre et qui, en ce sens, est l’exact contraire du projet tout entier déterminé par le résultat. Dans un projet, précisent Bruno Latour et Isabelle Stengers, « l’achèvement ne serait que la coïncidence finale entre un plan et une réalité enfin conforme2 ». En fait, Souriau ne désigne pas tant ce processus qu’il fait référence à une chose bien plus vertigineuse, que tout concepteur ou réalisateur évite d’aborder : l’échec de ce processus, qui implique aussi bien l’œuvre que l’artiste. Latour et Stengers précisent : « Souriau va transformer le trajet apparemment si simple qui allait de l’idée à sa réalisation en un vrai parcours du combattant pour cette excellente raison qu’à tout moment l’œuvre est en péril aussi bien que l’artiste3. » L’artiste est ainsi soumis, sans liberté aucune, à « l’errabilité » du trajet.

Pour désigner cette trajectoire – en évitant de la confondre avec les notions de création, planification, construction –, Souriau évoque des « dispositifs expérimentaux », la part « active de l’observation » et la « production de faits dotés du pouvoir de montrer si la forme réalisée par un dispositif est ou non apte à les saisir4 ». Cette notion apporte à la fois la liberté et l’efficacité nécessaires à toute production artistique, en même temps, précise Souriau, qu’elle comporte une part de péril susceptible de compromettre son aboutissement. Car il survient, au cours de ce processus, une multitude d’actes innovateurs ponctués de nombreuses décisions, d’essais et d’erreurs, entièrement déterminés par l’imprévisibilité du contexte. Les artistes ont souvent qualifié cette mise à l’épreuve de « recherche expérimentale », comme l’explique Marcel Broodthaers : « L’aigle de l’oligocène à nos jours a été annoncée comme une exposition expérimentale, ce qui signifie la même chose que : votre résultat n’était pas d’emblée assuré. Je ne pouvais pas dire avec certitude si, entre mon intention et le résultat, des différences ne se cristalliseraient pas, je ne pouvais exprimer à l’avance un avis critique sur ce point5. » On qualifie d’« expérimental », suggère Broodthaers, ce qui matérialise la nature indéterminée d’une recherche artistique. Souriau ira plus loin, comparant l’œuvre à un « personnage » ayant une existence concrète soumise au long processus indéterminé et incertain de son avancement6. L’œuvre acquiert dès lors un « droit d’existence » bien que son autonomie demeure toute relative. L’innovation est d’importance, rappellent Latour et Stengers, puisque cet énoncé signifie qu’« il n’y a pas d’abord une pensée qui se tournerait ensuite vers un objet pour en extraire la forme7 ». Ainsi, l’artiste n’a pas d’idées forcément préconçues – il peut d’ailleurs trouver autre chose que ce qu’il cherchait – puisqu’il procède, au cours de l’élaboration de son œuvre, par découvertes inattendues. Selon cette définition de la production artistique, ce n’est pas l’artiste qui précède l’œuvre ni l’œuvre qui s’impose à l’artiste, les deux formant plutôt une unité productive.

Souriau défend « méthodiquement » l’idée du « pluralisme existentiel » d’une production artistique, mais en observant plus attentivement le trajet qui mène de l’ébauche à l’œuvre. En revanche, à la différence de Maljković, il s’est peu intéressé au mode de circulation et au devenir des œuvres, une fois sorties de l’atelier. L’occasion est belle de reprendre les arguments que Souriau a développés sur l’inachèvement existentiel des œuvres en leur faisant suivre une nouvelle trajectoire : de l’œuvre à l’exposition. Une œuvre est le résultat d’un processus complexe, le résultat d’un grand nombre de prises de décisions qui contribuent à lui donner une forme spécifique. L’usage veut que l’exposition de celle-ci constitue en quelque sorte la décision ultime, celle par laquelle s’achève l’action de l’artiste. Pourtant, il n’en est rien puisque chaque nouvelle exposition assigne à l’œuvre d’art un nouveau mode existentiel. L’exposition pourrait en quelque sorte être considérée comme une nouvelle séquence qui se situe à l’intérieur d’un « suspense » plus vaste en cours d’élaboration. David Maljković demeure un cas d’étude incontournable sur cette question, puisqu’il a compris que la production d’une œuvre ne s’arrête pas à sa présentation initiale, chaque nouvelle mise en vue continuant de la produire. Par conséquent, la présente exposition nous permet de saisir qu’une exposition est tout autant un dispositif matériel et discursif qu’un mode d’existence de sa pratique, de son travail, à un moment donné d’une trajectoire.

Cette première exposition d’envergure de l’artiste David Maljković au Canada est présentée grâce au soutien de la fondation Hrvatska kuća – Croatia House et en collaboration avec Metro Pictures (New York). VOX tient également à remercier ses partenaires M.F.B.B. et Robert Film Services pour leur engagement et la qualité de leur réalisation.

  1. Souriau y affirme que les « artistes du temps présent sont avant tout des chercheurs. Quand ils parlent de leur art, oralement ou par écrit, il est bien rare que les mots d’“étude” et de “recherche” ne s’imposent pas à eux pour parler de leur activité ou de leurs œuvres. D’où un climat spirituel de leurs ateliers bien plus proche souvent du climat spirituel d’un laboratoire que de celui des ateliers d’artiste d’antan ». Étienne Souriau, « L’esthétique et l’artiste contemporain », Leonardo, vol. 1, no 1 (janvier 1968), p. 66.

  2. Isabelle Stengers et Bruno Latour, « Le sphynx de l’œuvre », dans Étienne Souriau, Les différents modes d’existence, suivi de De l’œuvre à faire, Paris, Presses universitaires de France, 2009, p. 6 et 7. Bruno Latour et Isabelle Stengers ont largement contribué à la redécouverte des recherches de Souriau.

  3. Ibid.

  4. Latour and Stengers, op.cit., p. 15.

  5. Catherine David, Marcel Broodthaers, Paris, Galerie nationale du Jeu de paume, 1991, p. 218.

  6. Souriau, Les différents modes d’existence, p. 207-208.

  7. Latour et Stengers, p. 39.