VOX — Centre de l’image contemporaine

Vue de l'exposition _Raymond Gervais : 3 x 1_, VOX, 2012. Photo : Michel Brunelle.
Crédits

Raymond Gervais
3 X 1

2012.09.07 - 12.01

La mer, le désert

NICOLE GINGRAS

Œuvrant dans le champ de l’art contemporain depuis le début des années 1970, Raymond Gervais élabore un corpus unique d’œuvres photo graphiques, textuelles, sculpturales, d’installations et de performances autour d’une problématique qui lui est propre, celle de l’imaginaire sonore : une manière, bien à lui, de penser et de conceptualiser le son, l’écoute et l’image du son. Sur ce terrain, il fait figure de pionnier, et l’influence que son travail exerce sur la pratique d’artistes plus jeunes est indéniable, bien qu’encore trop peu discutée.

Journal VOX 37

Moins d’un an sépare les deux volets de l’exposition Raymond Gervais 3 x 1. Cette pause de 10 mois agit comme un trait d’union entre les deux lieux accueillant les œuvres de l’artiste. Si à la Galerie Leonard & Bina Ellen de l’Université Concordia la sélection soulignait le rôle joué par les instruments de musique et divers dispositifs de diffusion du son dans la pratique de Raymond Gervais, c’est la question du regard et celle du regard dans l’écoute qui sont relevées ici à VOX, centre de l’image contemporaine. J’aborderai dans ce bref texte quelques-unes des œuvres exposées sous cet éclairage.

MOTS
Les œuvres présentées à VOX, dont plusieurs sont inédites, se situent entre 1993 et 2012, à l’exception de Nous vivons aujourd’hui au bord de la mer, performance de 1978-1981. La répétition, la boucle, le cycle, la spirale, la déambulation sont des figures essentielles de l’œuvre de Raymond Gervais, tout comme l’énumération au cœur de Nous vivons aujourd’hui au bord de la mer1 en tant que principe structurel spatiotemporel. Cette stratégie choisie par l’artiste annonce le rôle important que joueront la classification, la collection dans les œuvres à venir 2. Chez Raymond Gervais, l’énumération crée un contexte. Dans Nous vivons aujourd’hui au bord de la mer, elle prédispose à l’écoute.

En parallèle à la recherche préparatoire à cette performance, l’artiste rédige La musique et la mer3, texte impressionnant par la richesse de ses informations et la diversité de ses points de vue. De nature polyphonique, il rassemble des références à des enregistrements sur disques, des citations de musiciens, de philosophes, d’artistes, de penseurs et des réflexions de Raymond Gervais. La musique et la mer fascine par la profondeur donnée à son sujet, mais surtout par sa forme ouverte : texte non fini dont l’ouverture ou l’impossibilité d’y mettre fin suggèrent l’infini de la mer.

SONS
En 1993, Raymond Gervais réalise Dans le regard du son, œuvre étonnante par son efficacité laconique à suggérer une amplification de l’écoute. L’installation réunit la photographie du masque de Ludwig van Beethoven, les yeux clos, et deux surfaces : l’une, miroir, et l’autre, noire et mate. L’artiste crée un espace de résonance pour les sons « silencieux » dans la tête d’un compositeur sourd. Il est intéressant de signaler qu’en 1981, Raymond Gervais écrivait : « Lorsqu’un musicien devient sourd, la musique passant du sensoriel au conceptuel, à l’intériorité absolue, devient une abstraction, une architecture mentale. Elle se joue désormais dans sa tête, et sous ses yeux, sur la partition. Elle se voit par en dedans donc et à distance. On peut imaginer que dans une pareille situation, la mémoire auditive puisse jouer un rôle exceptionnel, informant et corrigeant constamment le compositeur par rapport à son activité, en fonction donc de l’histoire, de la tradition, de son acquis préalable, mais jusqu’à un certain point seulement4. »

D’autres œuvres prolongent cette idée du son « visuel » ou du son conceptuel. Pensons aux affiches sérigraphiées de la série Écouter voir (2002-2004) : Regarder Busoni regardant ou aux deux images référant à Francis Planté, musicien connu pour avoir interprété ses œuvres derrière un écran, à l’abri du regard des auditeurs ; sans oublier ce petit boîtier CD sur lequel on peut lire « La mer écoute Claude Debussy », extrait du Théâtre du son, œuvre s’inscrivant dans une recherche amorcée dans le champ de l’imaginaire sonore (concerts, disques, installations) depuis 1986, « soit des œuvres à propos du son ou de la musique mais silencieuses (sortes de partitions pour le public à jouer/écouter pour soi, mentalement, en privé) », pour reprendre les mots de l’artiste.

Raymond Gervais poursuit son investigation d’objets formels imaginaires. En 2000, il conçoit Poème phonographique (d’après Nocturnal d’Edgar Varèse), sélection d’onoma-topées extraites de cette partition d’Edgar Varèse et présentée dans 10 boîtiers CD. En 2006, il réalise Les films de l’imaginaire d’après Les vagues de Virginia Woolf, deux films nous introduisant à une autre forme de cinéma5 et crée Vie et mort d’Aldéric Rapin, installation composée de 61 boîtiers CD, s’inspirant de la vie et de l’œuvre de ce peintre québécois (1868-1901). Ces quatre œuvres inédites sont le fruit d’un patient travail de lecture et d’édition de la part de Raymond Gervais, attentif aux mots qui feront image dans la pensée du visiteur (spectateur ou lecteur).

Selon les œuvres, Raymond Gervais est tour à tour artiste musicien ou artiste du son composant avec le silence ; artiste de la performance ; auteur d’essais et de fictions, travaillant le récit d’une œuvre, d’un texte, d’une installation ou d’une performance comme une partition, premier à être à l’écoute du potentiel imaginaire d’une image, d’un récit, d’un son, d’un mot, d’un silence.

Cette exposition en deux volets accompagnée d’une publication est une coproduction de la Galerie Leonard & Bina Ellen, de l’Université Concordia et de VOX, centre de l’image contemporaine, de Montréal.

SALLE PROJECTION : TROIS PROJETS RÉALISÉS PAR RAYMOND GERVAIS

Du 7 septembre au 3 novembre 2012 :
Nous vivons aujourd’hui au bord de la mer (1978-1981), documents.

Le 6 novembre 2012 à 18 h 30 : Via Déserts (d’après Edgar Varèse) (2012), performance avec le violoniste montréalais Malcolm Goldstein autour de Déserts d’Edgar Varèse.

Du 8 novembre au 1er décembre 2012 :
Une installation inédite pensée autour d’œuvres d’Edgar Varèse (Déserts et Nocturnal) est mise en relation avec des documents d’archives de Raymond Gervais.

Raymond Gervais lauréat du Prix du Gouverneur général

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  1. L’œuvre comprend une projection de 106 diapositives, des actions de Raymond Gervais dont Piano-Mer, interprétation au piano, et deux enregistrements de sa voix : Je/Vous, alternance de ces deux pronoms, et Mer, énumération du mot « mer » en différentes langues.

  2. Cet élément structurel préfigure, en quelque sorte, Le Théâtre du son (1997), œuvre silencieuse composée de plus de 250 boîtiers CD et texte ainsi que Les vents de la Terre (1995), collection de 25 vents de tous les continents, évoqués par le seul fait d’imprimer le nom des vents, leur provenance et quelques caractéristiques sommaires.

  3. Publié dans Parachute, no 11, été 1978, p. 30-42, ce texte se termine ainsi : « Je suis tout à fait conscient de l’arbitraire d’une semblable classification. Pas plus que la musique, on ne peut mettre les musiciens en boîte ou en cage, et ce n’était pas mon intention. Il s’agit avant tout de disques et cette classification ne tient pas compte d’autres partitions non enregistrées, sinon d’enregistrements réalisés que j’ignore ou en cours. Si toute l’information était disponible maintenant, elle ferait ressortir les contradictions inévitables de mes choix et en confirmerait probablement certains autres. Il faut donc se référer à cette discographie fragmentaire, avec circonspection et tolérance (Lord have mercy!). Ici rien n’est restrictif – définitif. Tout est relatif. Ces catégories fluctuent constamment l’une dans l’autre et la plupart de ces musiciens les excèdent à un moment particulier de leur pratique artistique. »

  4. Raymond Gervais, « Musique et handicap », Parachute, no 25, hiver 1981, p. 44.

  5. Dans le livret des Films de l’imaginaire, Raymond Gervais écrit : « Les films proposés ici ciblent l’imaginaire visuel. Il s’agit donc de films muets, silencieux, qu’on se projette à soi-même, à l’intérieur, dans sa tête, en privé (et par conséquent, invisibles pour les autres de l’extérieur). On est soi-même le projecteur et l’exécutant, la salle de projection étant sa tête et l’écran son cerveau. »

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