VOX — Centre de l’image contemporaine

Vue de l’exposition _Richard Ibghy et Marilou Lemmens. The Golden USB_, VOX, du 11 septembre au 8 novembre 2014. Photo : RIML
Crédits

Richard Ibghy et Marilou Lemmens
The Golden USB

2014.09.11 - 11.08

L’installation de Richard Ibghy et Marilou Lemmens, The Golden USB, explore l’idée d’une capsule de commerce interstellaire. Gravée sur un disque mémoire flash USB en or, la capsule est destinée à voyager à bord d’une sonde en route vers les étoiles situées au-delà de notre système solaire. Dans la lignée de la Pioneer Plaque (1972-1973) et The Golden Record (1977), qui présentaient la civilisation humaine aux extraterrestres, The Golden USB (2014) les invite à entrer en contact avec nous et à établir des relations commerciales.

L’œuvre s’articule autour du Trade Catalogue of Everything, un fichier numérique qui recense absolument tout ce qui pourrait intéresser les civilisations éloignées – terre, eau, air, plantes, animaux, fragments de nature, mais aussi les produits de la culture, de l’industrie, de l’invention et du savoir-faire humains. À travers une profusion de mots enregistrés, de performances filmées et de spécimens concrets, le contenu du catalogue est révélé dans l’espace d’exposition, où les items présentés deviennent des « échantillons », autrement dit des objets d’appropriation et de spéculation.

En soulevant des questions sur les limites de la marchandisation, y compris sur la propriété de la Terre et des formes de vie qui l’habitent, The Golden USB considère la perspective du commerce interstellaire comme le prolongement logique du paradigme économique d’une planète sans frontières ni limites, autrement dit du capitalisme mondial.

3 A Posteriori Richard Ibghy-Marilou Lemmens

Arranger des cailloux d’une certaine manière

JOHN MURCHIE

Richard Ibghy et Marilou Lemmens ancrent leur pratique collaborative récente dans une volonté de matérialiser – ou de démythologiser – les abstractions et la pensée abstraite, particulièrement à l’égard de cette science sociale que l’on appelle « science économique ». Ce genre de pratique esthétique semble à priori peu susceptible d’accrocher le spectateur, à en croire la réputation tenace de « science lugubre » que l’économie doit à l’historien du 19e siècle Thomas Carlyle. Mais n’oublions pas qu’une autre abstraction influente – Dieu – fut au cours des siècles un sujet classique pour les artistes, qui s’efforçaient de matérialiser devant nos yeux, par l’intermédiaire de diverses mythologies visuelles, la nature de ce qui est profondément ineffable.

Ce passage historique d’une influence abstraite majeure à une autre dans les sociétés modernes – une transformation au cours de laquelle beaucoup estiment que nous avons globalement perdu au change – se situe au cœur des préoccupations intellectuelles, sociales et esthétiques d’Ibghy et Lemmens. Les deux artistes ne nous incitent pas directement à nous pencher sur ces considérations historiques, bien que leur pratique soit motivée, je crois, par un impératif moral très perceptible, malgré l’esprit ludique qui imprègne discrètement chacune de leurs installations (et qui n’est pas à prendre au premier degré !)

Le terme minimal me vient immédiatement à l’esprit quand je regarde les œuvres d’Ibghy et Lemmens, mais ce n’est sans doute pas le terme le plus adéquat si je pense au mouvement d’art contemporain qui lui est associé. Peut-être que sobre, voire austère conviendraient mieux, ou essentiel ? Ces mots sont pour moi représentatifs d’un certain aspect de leur travail, de leur pensée, de leur pratique, du moins partiellement – de la même manière que j’aurais une vue partielle d’une pièce de monnaie si je n’en voyais qu’un seul côté.

Je vous propose donc, si vous le voulez bien, de visiter leur site Internet, dont la page d’accueil affiche une image de leur œuvre Supply and Demand for Immortality (2011), et de cliquer au hasard sur une exposition : par exemple I’d gladly surrender myself to you, body and soul (2012). L’installation me frappe par son indéniable sobriété, qui la réduit en quelque sorte à ses éléments essentiels, ou peut-être à l’essentiel, bien que cette formulation suggère à tort un type de pensée abstraite dont les deux artistes souhaitent justement nous éloigner.

Cette sobriété présente cependant un caractère profondément aléatoire, qui s’impose aussi à nous par la juxtaposition d’objets et d’images incommensurables :

– une vitrine contenant un objet;
– quelques délicats dessins au trait encadrés;
– une série de mots en caractères sans empattement accrochés dans un arrangement strict mais coloré;
– un petit socle où sont posés de petits dessins sculpturaux d’apparence fragile, rappelant à la fois des représentations mathématiques et des sculptures constructivistes;
– une sculpture linéaire à l’allure protéiforme;
– deux écrans vidéo posés sur le sol;
– le cube blanc de la galerie, qui contient et incorpore les objets et images.

En effet, la sobre disparité de ces éléments dans un espace fortuit crée une réelle tension visuelle, et donc conceptuelle. Cette tension anime notre rencontre avec ce qui aurait pu être une terne abstraction, et nous entraîne vers une expérience démythologisée. C’est précisément parce que le travail d’Ibghy et Lemmens semble suivre un tel réductionnisme matériel qu’il faut être particulièrement attentif aux détails et aux éléments concrets que nous voyons. Le sens que nous leur attribuons est, comme toujours, une autre question. On peut y percevoir – et c’est mon cas – une mission didactique dictée par un sentiment d’urgence, mais cet effet est tenu à distance par les infrastructures formelles qu’Ibghy et Lemmens ont élaborées dans leur pratique, et, à un second niveau, par l’aspect humoristique et ludique de celle-ci.

La dernière installation d’Ibghy et Lemmens, The Golden USB, développe les formes, ou les éléments formels, qui ont évolué au fil de leur travail : on y rencontre un enregistrement audio de mots/concepts isolés, le « Catalogue commercial de Tout » (the Trade Catalogue of Everything); une vitrine qui met en valeur et isole un objet utile, The Golden USB; une série d’écrans et de projections montrant des vidéos qui explorent indirectement la notion d’échange, soit « l’acte de donner une chose et d’en recevoir une autre (particulièrement de même nature ou valeur) en retour ».

J’imagine une tranquille cacophonie de sons et d’images, et peut-être de sens ?

Ibghy et Lemmens examinent ici le langage et la logique économiques, comme ils le font depuis un certain nombre d’années. Avec The Golden USB, ils poussent cette logique encore plus loin, à moins qu’ils n’appliquent un raisonnement par l’absurde à la conception actuelle de l’économie ?

Lorsque nous aurons épuisé toutes les possibilités qui nous sont offertes ici, notre exploration de l’espace nous aura pleinement démontré que cet « ici » représente – à peine – une goutte d’eau dans l’océan par rapport à tout ce qui nous entoure.

« On nous dit de lui [Eurytos, un Pythagoricien] qu’il avait l’habitude d’indiquer les nombres de toutes sortes de choses, par exemple du cheval et de l’homme, et qu’il représentait ces choses en arrangeant des cailloux d’une certaine manière1. »

The Golden USB est une exposition présentée en partenariat avec la Biennale de Montréal (BNLMTL).

Les artistes souhaitent remercier Michael Belmore, Nicole Giard, Jesse Gray, Rodrigo Martí, Bronwen Moen et Kevin Rodgers pour leur participation.

  1. John Burnet, L’aurore de la philosophie grecque, Paris, Payot, 1919. Cette citation figure dans l’ouvrage d’Yves Abrioux, Ian Hamilton Finlay: A Visual Primer, Édimbourg, Reaktion Books, 1985. Il est d’ailleurs intéressant de mettre en parallèle le travail de Finlay avec celui d’Ibghy et Lemmens.