VOX — Centre de l’image contemporaine

Vue de l’exposition _Sven Augustijnen. Spectres_, VOX, 2013. Photo : Michel Brunelle.
Crédits

Sven Augustijnen
Spectres

2013.05.11 - 07.13

CATHLEEN CHAFFEE

Nous allons faire régner non pas la paix des fusils et des baïonnettes, mais la paix des cœurs et des bonnes volontés. Et pour tout cela, chers compatriotes, soyez sûrs que nous pourrons compter non seulement sur nos forces énormes et nos richesses immenses, mais sur l’assistance de nombreux pays étrangers dont nous accepterons la collaboration chaque fois qu’elle sera loyale et ne cherchera pas à nous imposer une politique quelle qu’elle soit. Dans ce domaine, la Belgique qui, comprenant enfin le sens de l’histoire, n’a pas essayé de s’opposer à notre indépendance, est prête à nous accorder son aide et son amitié1 – Patrice Lumumba, le 30 juin 1960

Spectres est le dernier projet de Sven Augustijnen dans le cadre d’une série visant à illustrer les répercussions du colonialisme sur l’Europe actuelle. Pour réaliser son long métrage, son livre et son installation, Augustijnen a passé plus de six mois en compagnie de Jacques Brassinne de La Buissière, ancien haut fonctionnaire du gouvernement colonial fait par la suite chevalier, avec qui il a repris le parcours d’une recherche de plusieurs décennies sur l’assassinat, le 17 janvier 1961, de Patrice Lumumba.

42_Journal_vignette.jpg

C’est par la biographie de Brassinne que les spectateurs se familiarisent avec certains faits. Après soixante-dix années de rentabilité et de régime colonial souvent violent, la Belgique reconnaît en 1960 l’inévitabilité de l’indépendance congolaise. Brassinne est alors envoyé au Congo pour préparer le discours du roi Baudouin, le 30 juin 1960, en faveur de la libération. Par la suite, Brassinne reste au pays au moment où l’armée congolaise se rebelle contre ses fonctionnaires, encore en grande partie des Blancs d’origine belge. Patrice Lumumba, leader extrêmement charismatique du parti nationaliste émergent et premier Premier ministre démocratiquement élu du Congo, expulse de la capitale les fonctionnaires belges qui y sont encore dans les semaines suivant l’indépendance. Brassinne s’établit ensuite dans le Katanga, État séparatiste riche en cuivre et l’un des derniers avant-postes du pouvoir belge au pays. Il y travaille de près avec Harold d’Aspremont Lynden, ministre des Affaires africaines de la Belgique, pour protéger les intérêts belges sous la présidence de Moïse Tshombe, leader sécessionniste du Katanga. Brassinne y est lorsque l’armée belge et la CIA américaine, dans le cadre de leur tentative de consolider l’image du Congo comme « ami » de l’Occident en Afrique en période de guerre froide, accolent l’étiquette de communiste à Lumumba et qu’un puissant leader militaire, Joseph Mobutu, prend le pouvoir après un coup d’État. La popularité de Lumumba demeure toutefois une menace pour le nouveau régime de ce dernier et les intérêts du Katanga. Brassinne aurait été l’un des premiers informés de l’assassinat de Lumumba, et ce, six mois à peine après l’accès à l’indépendance du Congo.

Dans les cinquante années qui vont suivre, Brassinne deviendra l’historien respecté, quoique controversé, d’événements auxquels il a lui-même participé, et il passera des décennies à tenter de trouver le responsable de l’assassinat de Lumumba2. Le film d’Augustijnen s’articule autour de la conclusion de Brassinne : la Belgique n’a pas fait ce qu’il fallait pour le Congo durant la majeure partie de son histoire mais, dans ce cas-ci, elle est innocente. Il avance que Tshombe et de nombreux Belges ont agi indépendamment, sans recevoir d’ordre de fonctionnaires comme d’Aspremont Lynden. Selon Brassinne, Lumumba a été assassiné par des Congolais souhaitant faire taire un puissant ennemi.

Augustijnen donne à Brassinne la latitude de revivre sa recherche passée et de démontrer comment il a créé son identité d’historien. On voit combien il se plaît à défendre les faits tels qu’il les connaît; on observe sa conversation distinguée avec les descendants d’Aspremont Lynden et son échange guindé avec les familles de Lumumba et de Tshombe; on suit ses efforts acharnés pour retrouver l’arbre contre lequel Lumumba a été exécuté et ses horribles tentatives d’ancrer les gestes des assassins dans des reliques semblables aussi bien qu’en fouillant des boîtes remplies d’ébauches de thèses, d’enregistrements sonores et de copies de télex. Brassinne fait en sorte, tout au long du film, qu’on voie les preuves de sa présence. Ces images et ces souvenirs démontrent sa place privilégiée en tant que narrateur et témoin.

Dans Spectres, Augustijnen a recours aux reconstitutions de Brassinne, de même qu’à de longs sous-titres explicatifs, à des mouvements de caméra apparents et à la musique dramatique de la Passion selon saint Jean de J.-S. Bach. Il s’agit là du répertoire des dispositifs auquel a accès le documentariste. Quand on voit Spectres pour la première fois, ces détails peuvent donner l’impression d’être les fioritures d’un artiste devenu historien qui ne peut s’empêcher d’apposer son sceau de créateur sur son travail. Il devient clair, cependant, que les tropes documentaires font partie intégrante de l’éthique d’Augustijnen dans Spectres : une approche « rigoureuse » linéaire de son sujet aurait contribué à la prétention de transparence propre au format documentaire, prétention qui marque également la fiction périlleuse de Brassinne. Augustijnen sait qu’il suit quelqu’un dont la peau est en jeu. Ses propres interventions dans Spectres, à la fois didactiques et mélodramatiques, soulignent la nature artificielle du film et mettent en lumière l’auto-représentation du narrateur.

Dans l’installation qui accompagne le film, Augustijnen manipule les objets, les livres, les enregistrements sonores et le matériel photographique de recherche puisés dans les archives de Brassinne, pour créer en quelque sorte un pont entre l’espace de la galerie et son documentaire. Les images de Brassinne, qui montrent l’étendue de la violence et des meurtres en 1960 et 1961, sont projetées sous forme de diapositives et encadrées au mur, tandis que d’autres documents sont présentés sous vitrine. Augustijnen a écrit un livre, complément essentiel au film, qui est disponible pour consultation en galerie3. Cet ouvrage réunit des images, des biographies de toutes les personnes dont il est question dans Spectres, des comptes rendus de plusieurs historiens qui sont en désaccord avec Brassinne, un long échange entre Brassinne et Augustijnen, ainsi qu’une chronologie détaillée allant de la naissance de Léopold II, roi des Belges, (qui a établi sa colonie privée au Congo en 1885) jusqu’à aujourd’hui.

Augustijnen traite ces éléments supplémentaires avec la même aura de respect que Brassinne : l’archive a non seulement une valeur probante, mais elle est aussi un reliquaire. Elle représente toutefois quelque chose de différent pour l’artiste et son narrateur. C’est par ces documents que Brassinne revendique la transparence : si la preuve de la culpabilité belge ne s’y trouve pas, alors elle n’existe pas. Par contre, dans l’aperçu que donnent les archives de la courte période de démocratie au Congo et de son effondrement dans le sang, on peut voir un contexte dans lequel la mort de Lumumba n’en était qu’une parmi des millions. Tous les événements dans Spectres découlent de la décision d’un jeune roi, en 1885, de hisser sa petite nation au rang des grands grâce à l’établissement d’une colonie rentable, et du jugement d’un autre jeune roi, en 1960, selon lequel la Belgique, après soixante-dix années de bénéfice, ne pouvait plus soutenir sa position de colonisateur. Le gouvernement belge ne s’est pas retiré stratégiquement, mais théâtralement, tel un acteur sortant côté cour, pendant que plusieurs Belges attendaient dans les coulisses. L’exposition d’Augustijnen, aux répercussions accablantes, ne s’intéresse qu’en théorie à ces narrateurs peu fiables et à ces preuves de culpabilité. Elle n’a pas à le faire : ces preuves nous entourent.

1 Discours tenu lors de la cérémonie de l’indépendance du Congo, Palais de la nation, Léopoldville (aujourd’hui Kinshasa).
2 Brassinne a écrit plusieurs livres sur ses recherches, notamment un ouvrage publié sous un pseudonyme, soit G. Heinz et H. Donnay, _Lumumba Patrice. Les cinquante derniers jours de sa vie_, Bruxelles, C.R.I.S.P., 1966; voir également Jacques Brassinne et Jean Kestergat, _Qui a tué Patrice Lumumba?_, Paris, Duculot, 1991.
3 Sven Augustijnen, _Spectres_, Bruxelles, WIELS et ASA, 2011.

Contenu connexe